Consubstantiellement lie´e aux mentalite´s des Lumie`res, la philosophie morale de Diderot se fondait sur au moins deux principes. Le premier visait, sinon a` ruiner, du moins a` de´valoriser l`e´difice des valeurs traditionnelles de l`e´thique qui cherchait dans le Ciel son principe fondateur. Dans son refus d`une philosophie de´sincarne´e, Diderot voulait e´tablir une morale empirique qui s`appuie sur les faits construits par la science et qui puisse, de`s lors, arracher le voile qui dissimulait "le re´el" divers et multiple tel qu`il est dans la nature. Corollaire de ce premier principe, un second postulat concerne la connaissance positive de l`homme. Il s`agit a` la fois de comprendre la nature de l`homme et de trouver ce que vaut l`homme dans la nature. Dans une explication mate´rialiste, l`homme re´el apparai^t comme un ensemble de combinaisons fortuites de mole´cules he´te´roge`nes. Fide`le au mouvement de la nature, l`homme vit d`une existence successive. Il n`est jamais le me^me. Un sentiment peut se convertir inexplicablement en son contraire. Comment alors peut-on envisager dans la conscience la possibilite´ de fondre la diversite´ des moments ve´cus en l`homoge´ne´ite´ de la vie? Ces valeurs de l`homme deviennent un champ mobile ou` les de´bats et les conflits se de´veloppent sous l`aspect d`interfe´rences ou d`interactions. C`est la structure dialogue´e des textes de Diderot comme Le Neveu de Rameau et Jacques le fataliste, qui donne forme a` ce dialogisme ge´ne´ralise´. C`est une des constantes de la de´marche intellectuelle de Diderot que d`envisager les ide´es morales et politiques comme relevant de grands postulats mate´rialistes. Sa the´orie des "trois codes" et du "droit naturel" se de´veloppe dans ce fondement d`une morale lai¨que. Tout en re´clamant la mise en identite´ des trois codes pour assurer le bonheur des hommes qui sont a` la fois "victimes et bourreaux" dans des processus de civilisation, il finit par lancer un regard sceptique sur "le beau ide´al en politique". Comme le flot parfois emporte l`homme si fort a` contre-courant de lui-me^me, Diderot ne re´siste pas aux forces civilisatrices dont il se re´jouit. Car il estime que c`est sur ce terrain d`inquie´tude qu`avance l`ide´e de perfectibilite´. Me^me si l`histoire des socie´tes est, a` ses yeux, tisse´e de malheurs et de crimes, la civilisation est la destination naturelle de l`e´tat sauvage. Cette conviction traduit la foi de Diderot dans le progre`s de l`esprit humain. Dans sa perspective sur l`e´thique, Diderot refuse de se´parer l`ide´al du re´el, la valeur de l`existence. Et donc, le questionnement moral chez Diderot n`est pas le chemin qui nous rame`ne a` une pure nature de´gage´e du carcan des alie´nations ; c`est un chemin vers le progre`s, progre`s qui ne consiste pas a` faire le bien supre^me, mais a` faire le mieux possible.