Dans la considération de la littérature fantastique du XIXe siècle en France, les œuvres de Théophile Gautier ne manquent pas d'importance. Bien que ses activités d'écrivain soient fort diverses, il a fait, de toute sa vie, couler beaucoup d'encre à ce propos. Le Chevalier double doté d'une singularité parmi ses œuvres fantastiques nous attire d'abord pour sa couleur médiévale: le narrateur veut se montrer troubadour ou trouvère racontant une histoire des chevaliers. Le thème du double y est évident, ce grand thème de prédilection à l'époque romantique. Comment notre « écrivain de la surface » traite-t-il cette question sur l'intérieur qui fait tant souffrir d'autres comme son ami Gérard de Nerval? L'auteur place cette nouvelle entre le conte populaire et le roman médiéval aux confins de la poésie.
Le travail du formaliste russe Vladimir Propp nous montre les procédés identiques à ceux des contes merveilleux dans la tradition européenne ; le personnage chevalier qui accomplit un exploit pour l'amour de sa bien aimée nous fait penser aux romans médiévaux. Dans la liberté fondée sur ce trait hybride, l'auteur forge une écriture habile qui dessine bien le conflit des deux mondes opposés, en manœuvrant le temps et l'espace, les verbes et les images.
À la fin de la nouvelle, la moralité incohérante nous détrompe cependant de la naïveté. La dernière phrase nous révèle une tout autre vérité sur la nature du narrateur, un des pareils du cygne migrateur au bec jaune qui aurait apporté la « légende de Norwège ». Rendu soudainement désinvolte et malicieux, le narrateur livre le lecteur à un étonnement sans lui donner le temps de se rétablir. Si le fantastique est une des voies qui mène l'auteur à la certitude qu'il existe un monde d'esprit où s'uniraient amour, art et beauté, il n'y guide pas directement le lecteur. Embrouillé par le narrateur malin, le lecteur se voit forcé de faire un détour qui le fait pourtant rencontrer la diversité de la vie moderne.