Cette phrase étant une des plus citées de toute œuvre de Baudelaire, il peut paraître insipide de la reproduire encore. Il semble néanmoins qu'on n'ait pas suffisamment tenu compte de toute sa portée. Cela est surtout remarquable dans les poèmes où l'on voit l'attente de la résurrection du souvenir. Le souvenir, épuré par son séjour dans le domaine de l'inconscient, constitue la matière poétique par excellence. Baudelaire nous laisse y voir une déclaration de première importance, en ce qui concerne son esthétique : le rôle du souvenir, l'espoir d'atteindre le 'Moi' profond, enfoui, oublié dans le domaine inconscient, et le 'Moi' inconnu de lui-même. Car il est au fond de nous des ténèbres vivantes, celles de nos refoulements et de nos souvenirs ensevelis. Ce sont les couches superposées des palimpsestes enfouis dans ce que nous appelons l'oubli; 'la mémoire inconsciente'(voir 『Paradis Artificiels』, 「Mangeur d'opium」)contient une multitude de 'Moi' auxquels nous avons renoncé. Le souvenir est une forme mystique; la substance qu'il saisit est la beauté. C'est une faculté de "saisir les parcelles du beau égarées sur la terre, de suivre le beau à la piste partout où il a pu se glisser à travers les trivialités de la nature déchue(œc. p. 1067)". Pour l'homme hanté par le souvenir, comme celui qui est brulé par l'amour du beau, la vie est une tombe, un 'miasme morbide', où il préserve par la souffrance grandissante de l'exil, l'expérience innée de sa vraie patrie.
Cette soif de rejoindre le pays natal et cet état d'attente nous font penser à l'image des 'limbes'. 'Les limbes' dans la tradition catholique étaient le lieu de l'attente, où les âmes exilées, dans l'Ancien Testament, tout en gardant le souvenir vif du paradis, attendaient la venue du sauveur qui, par le mystère de la Rédemption, leur a ouvert les portes du paradis.
Cette présence mystérieuse de la résurrection se retrouve dans le monde sensible de Baudelaire, qui n'a d'autre but que d'évoquer les souvenirs enfouis dans 'les années profondes'; elle réclame le moment de l'essor de l'esprit, et pourtant recule infiniment dans l'insondable du gouffre. C'est par l'exercice des rêveries contemplatives et de l'imagination baudelairienne que le poète parvient à retirer un bonheur vivant d"un gouffre interdit de nos sondes'.