Enfin libéré des immenses travaux de l'Encyclopédie, Diderot séjourne à Saint-Petersbourg dans la cour de l'impératrice russe, Catherine II. Le Philosophe en Russie est désillusionné par le tyran et ses vils flatteurs, sans intelligence, réunis autour d'elle, et il abandonne même le moindre espoir que son idéal politique se réalise en faveur d'un « despote éclairé ».
C'est à cette occasion que Diderot se compare à Sénèque, grand philosophe stoïque : Sénèque, précepteur de Néron ; Diderot, philosophe de Catherine II. Les deux sages, déçus, pleins de souffrance, leur vie mise en péril par les tyrans, essaient pourtant de les instruire et de modifier leurs âmes perverties par de bons exemples et des leçons de vertu morale, au lieu de se retirer de la Cour et de trouver dans leur retraite, la tranquillité de l'âme et la sécurité de leur vie.
Une des leçons importantes que Diderot tire du stoïcisme de Sénèque est le « fatalisme ». Ce mot est d'abord un néologisme du Père Castel. En 1724, le jésuite, défenseur du « libre arbitre », s'en sert afin de s'opposer aux « fatalistes modernes », tels Spinoza, Toland, Leibniz, La Mettrie etc. Selon ces « fatalistes », chaque événement a nécessairement sa cause qui le précède, et toutes les causes dans notre univers s'enchaînent, sans aucune exception, les unes aux autres. L'idée est déjà non seulement stoïque, mais aussi matérialiste et même athée, car les fatalistes sont convaincus que nul ne se trouve hors des rapports de cause et d'effet, et que même le Créateur doit se soumettre à ces rapports créés par lui-même. C'est ainsi qu'au milieu du XVIIIe siècle, se rétablit de nouveau la vieille controverse théologique et philosophique entre le fatalisme et le libre arbitre.
Le fatalisme versus le libre arbitre devient à son tour le sujet de Jacques le Fataliste, roman rédigé par Diderot à cette époque. Une « rhapsodie » appelée ainsi par le romancier lui-même comprend de nombreux épisodes qui se mêlent apparemment de façon tellement décousue et discontinue, qu'il est souvent difficile pour le lecteur d'établir une cohérence et d'y trouver une « unité secrète ». Et le refrain incessant de Jacques « Tout est écrit là-haut » est apparemment lié à un déterminisme qui nous mène à accepter nécessairement les événements dont la puissance semble inévitable et indépassable. Mais lorsqu'on connaît le continuel dégoût de Diderot à propos du libre arbitre, il nous est possible de mieux comprendre la relation exceptionnelle et réversible entre Jacques et son maître. Leur relation non naturelle mais « conventionnelle » fait partie des relations innombrables, enchaînées les unes aux autres comme le « chaînon d'une gourmette ». C'est cette relation même qui change de nature le rapport éphémère, momentané et passager entre eux et qui renverse complètement leur rôle nominal. C'est pourquoi les ordres du maître n'ont pas de réponse de la part du valet, non que celui-ci résiste, mais les événements enchaînés empêche la résolution des ordres. L'audace de Jacques ne provient donc pas de sa révolte contre son état d'esclave, qui n'est qu'une substitution d'un maître à un esclave, mais de son acte de foi - tout naïf ou aveugle qu'il paraisse -, de son credo qu'il répète chaque fois que l'ordre de son maître n'arrive pas à son aboutissement : ni moi, ni mon maître, ni personne ne sont nés libres ; cette condition est perpétuelle, toutefois nous sommes indépendants les uns des autres, car nous n'obéissons qu'à ces lois inébranlables, et non aux ordres arbitraires d'un maître conventionnel, c'est-à-dire ne se réduisant qu'à un nom.